Chapitre I: Giorgio et Chiara.

Giorgio et Chiara





Un garçon, une fille, élevés comme frère et sœur au château des Salviatti, devinrent rapidement des inséparables,
" A la vie, à la mort" comme ils se plaisaient à le dire.

Personne ne pouvait voir l'un sans apercevoir l'autre, quiconque entendait Chiara, était dans l'obligation d'entendre aussi Giorgio.
En l'absence de l'autre, chaque enfant rentrait dans sa coquille, offrant ainsi à tous, son mutisme le plus complet.
L'esprit fusionnel de leur relation était telle que séparée de son frère de sang, la fillette hurlait la nuit prétextant que sans Giorgio, des démons lui dévoraient les orteils et l'empêchaient de dormir.
Il ne fallut pas longtemps pour que Louisa, la gouvernante, se plaignît de son manque de sommeil et que les génitrices respectives capitulèrent devant tant de raffut!
Giorgio se vit donc installé définitivement au Domaine des Saviatti au grand contentement des enfants triomphants.

Viva la libertaaaaaa, s'étaient-ils alors écrié dès qu'ils furent seuls...du haut de leurs trois pommes...

Cette nuit-là, on découvrit deux gouttes rouges sur le tapis de la chambre: un pacte avait été conclu par le partage du sang:"Frère et sœur de sang à jamais, à la vie, à la mort!"


Les années s'écoulèrent joyeusement, partagées entre les matinées auprès du précepteur et les fins d'après-midi consacrées à leurs occupations favorites, loin des yeux adultes: courses folles dans les champs de blé à la poursuite des brigands qui en voulaient à Chiara et que son chevalier Giorgio sauverait au prix de sa vie.
Toujours armé de son épée de bois, le soldat en herbe, dont les larges braies flottaient sur ses jambes trop maigres, était vaillant et plein d'astuces pour protéger sa belle... un véritable prince charmant comme toutes les fillettes en rêvaient.
Ensemble, ils firent le tour des Royaumes, naviguèrent sur les océans déchainés, bravèrent elfes, dragons et autres créatures maléfiques, s'accordant les faveurs de toutes les fées passant par là et déjouèrent les ruses des voleurs les plus réputés. Leurs cachettes secrètes ne furent jamais dévoilées puisque le regard des grands n'avait pas le faculté de fouiller les buissons épais, la cime des arbres ou les trous entre deux rochers.

Les deux enfants grandissaient en beauté et en intelligence certes, mais bien trop protégés dans leur innocence par les remparts de l'enceinte.
Ce qu'ils connaissaient du monde extérieur se résumait en une ballade hebdomadaire sur la grand place du marché où leurs parents se retrouvaient pour surveiller ceux qui s'occupaient de leur négoce: échanger, vendre et acheter la laine, les étoffes et les épices, alors qu'ils goûtaient aux meilleurs vins du pays.
Côtoyant de loin la misère du peuple, ils ne l'avaient encore jamais touchée du doigt...

Tant d'années de bonheur innocent.

Les parents, malgré leur rigueur et leur tentative d'écarter les deux enfants bien trop fusionnels, s'étaient résignés à laisser faire. Après tout, pourquoi les éloigner l'un de l'autre puisqu'ils étaient obéissants, studieux et bien élevés?
Ne s'acharnaient-ils pas à donner à leurs géniteurs toute satisfaction? N'agissaient-ils pas de façon à ne commettre aucune erreur qui pourrait leur être fatale?

Chiara et Giorgio s'étaient donné la main pour toujours et il s'agissait pour eux de respecter ce pacte en adoptant leur conduite suivant la volonté des plus grands.
Cela ne les empêchait pas, et ils étaient malins, de se communiquer leurs secrets, leurs états d'âme et leurs profonds ressentiments par rapport à leur mère respective. En effet, que n'auraient pas fait ces Dames de la haute pour se débarrasser des soucis que pouvaient amener des enfants qui grandissent?

Les deux complices, qui approchaient de leur onzième année, avaient donc décidé de garder pour eux seuls leurs projets d'avenir et de mettre en commun tous les renseignements glanés à gauche et à droite et qui ressemblaient à des secrets de famille.
Ce fut comme ça que Giorgio apprit, de la bouche de Chiara, qu'un homme, vieux, laid et vulgaire se présentait au château alors que tout le monde la croyait endormie. Cet individu semblait hostile et le père de Chiara était apparu, aux yeux de sa fille, comme petit et vulnérable. Elle s'était sentie tellement confuse de voir l'état de son père qu'elle avait abandonné la grande porte où son oreille était plaquée et dont la large serrure était son poste de guet, pour grimper les escaliers quatre à quatre et rejoindre les bras de Giorgio, son "sauveur".
Que leur voulait cet homme et pourquoi le père Salviatti semblait-il avoir si peur?
Les deux enfants ne perdraient pas cette des vue et feraient leur enquête...

Un soir, Chiara surprit des bribes de conversation entre ses parents, des mots qu'elles entendit et qu'elle s'empressa de répéter à Giogio, sans les comprendre:

Le coffret... l'argent... la petite... son avenir... en Helvétie... dans le couvent de.....
la zia Ursula...

Ils ignoraient de quoi il en retournait mais se jurèrent bien de graver cela dans leur mémoire... ça pourrait servir un jour...

Giorgio et Chiara étaient des élèves modèles. Leur soif de connaissances les amena à étudier la langue française, un peu d'alémanique, la littérature, les Saintes Écritures, les chiffres ainsi que l'histoire et la géographie qui faisaient rêver les deux jeunes enfants.

Dès qu'ils le pouvaient, leurs jeux se transformèrent vite en transmission mutuelle de ce que l'un avait appris sans l'autre. Ce fut comme ça que la fillette reçut de son ami les leçons du maniement de l'épée et qu'en compensation, il eut la chance d'apprendre, à son grand regret, les bonnes manières et quelques rudiments de fine cuisine et de broderie pour lesquels, l'un comme l'autre ne se montra très friand!
Très rapidement, ils renoncèrent, d'un accord mutuel, aux leçons réservées aux filles pour s'adonner à leur jeu favori et dans lequel ils excellaient: la lice.
Les épées de bois avaient fait place aux épées à la lame luisante et oh combien attirante...

Giorgio disait de Chiara qu'elle était une fée en ce sens que bien souvent elle énonçait des choses qui ne s'étaient pas encore déroulées mais qui s'avérèrent bien plus tard.
Par exemple, un après-midi d'été, alors qu'ils étaient étendus au milieu d'un champ de blé, elle lui avait confié qu'elle soupçonnait sa propre mère de fréquenter des hommes.
Giorgio avait ri mais vite déchanté quand il eut surpris lui-même les deux génitrices en compagnie d'artistes alors que les pères respectifs étaient partis commercer à Venise.
Aussi, lorsque Chiara lui avait rapporté qu'un homme d'apparence rustre et vulgaire se présentait au château à la tombée de la nuit et qu'elle lui avait dit d'un ton grave:Tu sais Giorgio, cet homme, un jour, il fera beaucoup de mal à notre famille,[i] il en avait eu froid dans le dos.

Mais loin encore de connaître le malheur, les deux jeunes gens ne se nourrissaient que de bonnes surprises et de bons présages.
Leurs discussions, désormais, ne tournaient plus qu'autour d'un seul et unique projet dont ils parleraient aux parents bien plus tard, une fête grandiose: un bal, un bal inoubliable pour marquer à jamais leur quatorzième année!
En effet, même si quatre petits mois les séparaient, ils avaient la ferme intention de fêter leur anniversaire en même temps et d'ouvrir leur premier bal ensemble.
Ce serait au mois de mai de l'année suivante et il y aurait des couronnes de fleurs partout.
Leur père apporterait les meilleurs vins, les meilleurs fruits de toute l'Italie et le gibier tué lors de leurs parties de chasse et que les domestiques du Domaine feraient dorer à la broche ... Leur mère trouverait, sans nul doute, les plus grands musiciens de Florence ...

Giorgio: Et toutes les nappes seraient blanches et les tables garnies de fleurs de jasmin et de lys, tes préférées!

Chiara:Ouiiiii et nous mangerons, boirons et danserons toute la nuit.....

Les deux amis s'étaient levés en riant de bon cœur et s'étaient mis à danser, main dans la main, écrasant les épis de blé qui crissaient sous leurs pieds...

La fin de l'hiver approchait, le printemps se faisait sentir, les journées de clarté gagnaient du terrain sur l'obscurité des nuits raccourcies.
La perspective de cette saison de renaissance enchantait Chiara et Giorgio, non seulement parce qu'ils adoraient la nature mais parce que leur projet prenait forme et que c'était le moment d'en référer aux parents.

C'est toi qui en parles en premier. Avait dit Giorgio.

Non, non, vaut mieux que ce soit toi. T'es l'homme!

Grrrr, c'est chez toi, ici, quand même!

Hannnn mais qu'est-ce que t'es têtu!! Lui avait-elle répondu en riant et en lançant son oreiller dans sa direction.

De oui en non, de non en oui, la discussion avait pris un nouveau virage, celui de la bataille de polochons!
Le rire aux larmes reprenait le dessus, la joie de vivre leur appartenait, l'insouciance était de mise... il n'y avait qu'eux, ils étaient les rois du monde...

Commencer à parler de leur projet à la gouvernante fut la meilleure des amorces. En effet, cette dernière entra à pieds joints dans leur désir, partageant leur gaité, apportant même son soutien et la promesse de lancer l'idée auprès de Dame et Sire Salviati...

Rassurés, les deux compères se préparèrent pour le petit déjeuné durant lequel fusèrent regards complices et coups de pieds sous la table...

Ce fut donc, excités comme des puces qu'ils passèrent la plus longue journée de leur vie... l'attente du verdict des "Grands décideurs"!

Le soir venu, après leurs cours qui n'en finissaient pas, les leçons qui s'éternisaient en paroles qu'ils entendaient de loin, très très loin, ils coururent à la recherche de Louisa. Ils croisèrent le majordome qui, fuyant le regard des enfants, annonçait qu'il ignorait où se trouvait la gouvernante.
La cuisinière, qui ne quitta pas des yeux les carottes qu'elle coupait en rondelles, n'en savait pas plus...

Enfin, ce fut dans la bibliothèque familiale qu'ils trouvèrent Louisa, plongée dans des manuscrits.
Elle savait les enfants proches d'elle, ils avançaient à pas feutrés dans le silence pesant de la haute pièce dont deux des murs étaient garnis d'étagères remplies de livres jusqu'au plafond. Elle ne leva pas la tête, fixant les flammes qui ondulaient dans la cheminée mais les enfants s'aperçurent que les yeux de la dame étaient rougis, inquiets... déçus.
Chiara reçut un coup au cœur, parla à voix si basse que le silence en fut à peine interrompu...

Dame Louisa, vous allez bien? Je ne vous reconnais pas? Une mauvaise nouvelle?

Les yeux toujours braqués dans l'âtre fumant, la gouvernante ne parla que très peu:

Heu, non, non, les enfants, tout va bien, c'est que... je viens d'apprendre que.... heuuu, mais c'est à vos parents de le dire... Allez, laissez-moi seule maintenant, je suis fatiguée.

Chiara et Giorgio se regardèrent avec des yeux ronds, n'insistèrent pas et se retirèrent sur la pointe des pieds.
Ils regagnèrent, dans un silence religieux, la salle à manger où le repas du soir devait être servi...

Printemps de l'an de grâce 1441

Avril. Les enfants désespéraient. Tout le monde semblait éviter les discussions dont le sujet évoquait le projet d'une fête d'anniversaire.
La mère que Chiara avait répondu sèchement devant l'insistance de sa fille.

Ça suffit Chiara, avait-elle crié, pour aussitôt baisser la voix: De toute façon, il n'est guère nécessaire de préparer quoi que ce soit un mois à l'avance, nous avons le temps, crois-moi!

Mais mamannnnn, je voulais une fête grandiose, tu sais, comme le mariage de la cousine Fedora?

Le regard qu'elle reçut ne l'incita pas à remettre en question les propos maternels et ce fut la tête basse et les larmes aux yeux qu'elle se retire.
L'âme en peine, elle fit son rapport auprès de Giorgio qui lui aussi se sentait perdu devant le mutisme des grands.

Que se passait-il dans cette maison? Pourquoi autant les parents, que les employés de maison cherchaient-ils à éluder toute question? Comment se faisait-il que l'un avait le regard fuyant, l'autre feignait une quelconque occupation urgente, faisait semblant de ne pas comprendre voire même les encourageait à ne plus parler de rien sous peine... qui savait... de passer à côté à une belle surprise!

Et ce fut à partir de ce moment-là qu'ils réalisèrent. Toutes ces réactions étranges n'étaient-elles pas, en fait, que comédie?... Peut-être les grandes personnes cachaient-elles bien leur jeu?

Alors, leur imagination se fit plus débordante encore qu'à l'accoutumé.
La porte fut dorénavant ouverte vers tous les possibles et les deux enfants se mirent à échafauder les rêves les plus fous, allant du carrosse doré tiré par six magnifiques étalons blancs à la longue crinière... jusqu'au château illuminé de mille feux en leur honneur....

L'espoir revenait en même temps que l'insouciance et la bonne humeur.
L'inquiétude avait fait place aux grandes réjouissances, loin des préoccupations d'adultes oh combien compliqués.

Fol enchantement, joie futile, exultation vaine et inutile... aux antipodes d'un futur proche désenchanteur...